Sur la route du Soi

14 Sep, 2017

Créer, c’est se rencontrer, aller explorer cet espace qui, dans le zen, se trouve à deux doigts au-dessous du nombril, le kikaï tanden, notre océan de sagesse. Créer, c’est descendre là où n’est pas notre mental. Bien que notre potentiel créatif se trouve dans le cerveau droit, dans notre société seul le cerveau gauche est stimulé pour être le meilleur, pour être le super-héros de sa vie hypra-connectée. Le cerveau droit, siège précieux de l’intuition, de la quête spirituelle et de la créativité, est remisé pour plus tard, ou jamais.

Il est toujours temps de faire place aux rêves de création, d’écouter cette invitation à oser dépasser les jugements, oser le rien-à-foutre-du-regard-des-autres pour entrer dans sa dimension créative.

Le voyage commence par écouter ce qui nous empêche de passer à l’acte. Ce sont souvent des jugements que l’on porte sur soi, ou encore des choses qui nous ont été dites : « Tu veux chanter, mais tu chantes faux », « J’adore les fleurs mais je n’ai pas la main verte », « J’aimerais danser mais je me sens gauche » … Autant de phrases assassines qui tuent cette précieuse créativité abandonnée dans les bras du temps qui passe.

Souvent, c’est le désir du résultat qui nous entrave, l’envie de produire une œuvre parfaite qui va surtout plaire aux autres. C’est la peur de ne pas être à la hauteur qui confine dans le « pas bouger ». Nous avons oublié combien de fois nous sommes tombés avant de marcher, puis courir, puis sauter à cloche pied, grimper… Nous avons oublié combien nous avons été fiers de montrer nos dessins à nos parents, nous avons oublié nos cabanes « château de princesse » de bric et de broc, nous avons oublié comment un rideau faisait une cape de Zorro, comment un carton devenait un navire… Moments de pur bonheur dans l’ici et main- tenant. Cette mémoire est toujours présente, même si elle est farouchement verrouillée par nos conditionne- ments. Il nous appartient de faire sauter le verrou.

La créativité est à vivre comme une rencontre amoureuse avec soi.

Pour y arriver, il n’est question que de patience, la 6e des paramitas (vertus). En effet, il est bon d’être patient et doux avec soi-même, comme on l’est avec un tout-petit. Si l’on parle de patience, c’est parce que la spontanéité de l’expression du tracé de pinceau, de l’écriture, du mouvement dansé peut prendre du temps pour émerger. La patience est un temps nécessaire pour se déposer au cœur de cet espace sacré, et lui donner la liberté d’exprimer ses rêves et mirages, ses peurs et ses joies, sa puissance et son élan vers des possibles encore inconnus de nous. C’est un effort à répéter encore et encore, pour un jour ressentir le temps s’étendre, devenir infini, jusqu’à ne plus pouvoir se détacher de ce que l’on fait. Devenir le corps de son œuvre : ne pas danser mais être la danse, ne pas peindre mais devenir le pinceau, se laisser aspirer par la courbe et le mouvement qui nous inspirent. C’est cela créer, c’est à la fois simple et compliqué. C’est une histoire d’engagement avec soi-même pour ensuite s’envoler comme une poésie autour de nos envies. L’ici et maintenant est le berceau de la créativité, ni passé, ni futur seulement l’instant présent totalement ancré entre terre et ciel, en lien avec les éléments. Cela implique de débrancher son mental pour entrer dans ce face-à-face avec son visage originel, sa nature de Bouddha. Pénétrer sa créativité, c’est comme s’asseoir en zazen, cela nécessite, gentiment mais fermement, de revenir à se qui se crée comme on retourne à son souffle.

Je me souviens de la première fois où je me suis donnée le droit d’entrer en lien avec ma créativité. J’étais en sesshin avec mon maître, qui nous propose un atelier de calligraphie japonaise. Un vent de panique se lève dans ma tête : « Je ne sais pas faire, j’en ai jamais fait, j’aime pas ça et puis je suis nulle en dessin ». Tout ce bruit alors que je n’ai qu’une envie : c’est d’essayer. Et me voilà assise sur mon zafu, avec mon pinceau, face à mon papier de riz et mes bols d’eau et d’encre de Chine. La séance débute par une courte méditation, puis, après quelques instructions, le maître nous laisse au milieu du gué avec nos angoisses non existentielles. Je suis tétanisée, je regarde, bien entendu, ce que font les autres. J’oscille entre colère et profond abattement. Tout à coup je me réveille et me demande ce que je veux faire de ce moment : est-ce que je veux en faire un chemin de croix, ou expérimenter quelque chose de nouveau ? C’était comme mettre le pied dans un univers tellement désiré et totalement interdit. Alors j’ai lâché, j’ai tout lâché ; le regard de l’autre, le mien surtout, et j’ai regardé ma main tracer des traits, des courbes, des pleins et des vides. J’ai senti des larmes couler le long de mes joues, des larmes de grâce face à l’immense cadeau que je venais de me faire. Ma calligraphie était-elle belle ? Sûrement pas selon les codes de cet art, mais quelle importance ? Ce qui était important c’est ce qu’elle me racontait. Elle me disait mon courage d’avoir osé, d’avoir franchi le cap. Toutes les calligraphies ont ensuite été assemblées, constituant 49 ainsi un immense tableau. En le contemplant, j’y ai vu la beauté de chacun dans une œuvre unique. Aujourd’hui je pratique la danse initiatique. J’ai trouvé l’espace dans lequel ma créativité s’exprime librement.

Je ne danse pas, je suis la danse.

Lorsque je suis en colère, agacée ou triste, c’est exactement ça que je danse : ma colère ou ma peine. Rien de plus, rien de moins, seulement ça dans l’ici et maintenant. C’est toujours surprenant.

C’est avec son cœur que l’on crée son œuvre d’art comme un corps qui danse les battements du cœur de la terre. Le cœur initie le mouvement, la technique n’est plus que secondaire.

Par Florence Nanzin Eko Cléry – Article paru dans REGARD BOUDDHISTE

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